Quand la littérature s’empare de la justice et que l’homme de justice s’empare de la littérature, cela donne deux captivants romans noirs. Une rencontre littéraire avec deux auxiliaires de justice, Vincent Labrousse et Nicolas Feuz publiés chez Slatkine et Cie, pour deux discours passionnants croisant leur métier et leur activité d’écrivains.
Leurs métiers
Nicolas Feuz, auteur de Brume rouge est un ancien avocat et aujourd’hui procureur en Suisse. Il travaille pour la justice de la région de Neuchâtel depuis 23 ans. En 1999 il est élu juge d’instruction par le parlement suisse mais en 2011 les juges d’instruction ont disparu de la législation suisse et deviennent procureurs. Il bénéficie donc d’une double casquette d’enquêteur et de plaideur.
Vincent Courcelle-Labrousse est avocat au barreau de Paris depuis 1993. Il est devenu avocat d’office pour les affaires criminelles et les grosses affaires d’association de malfaiteurs. Il a vécu un tournant avec le tribunal international pour le Rwanda. Un système judiciaire totalement différent du système français, avec un système accusatoire.
Le basculement vers le métier d’écrivain
Nicolas Feuz n’a pas vraiment averti ses collègues ou l’institution. Il est disponible en librairie depuis 2013 en Suisse. Mais le conseil de la magistrature est quand même attentif à son activité. Tout se passe bien tant qu’il est à jour dans ses dossiers, tant que ça ne ralentit pas son activité pour la justice. Il met donc un point d’honneur à ne jamais être critiquable sur ce point. Quant à l’exposition médiatique c’est un peu plus délicat. Il faut travailler tout en retenue, respecter la présomption d’innocence, le secret de l’instruction, faire attention à chaque mot utilisé devant la presse, aux photos. Il n’est évidemment pas libre de faire totalement ce qu’il veut.
Son personnage est un procureur suisse. Brume Rouge (son 15e polar) fait partie d’une série de quatre livres.
Nicolas Feuz écrit principalement des polars thrillers, une fusion entre son métier et les détails de sa profession, du travail des policiers, les méthodes de travail… et un caractère cinématographique avec des scènes d’action par exemple qu’un procureur ne connaît pas. C’est pour lui le côté récréatif de la littérature qu’il défend.
Vincent Courcelle-Labrousse affirme qu’aujourd’hui en France une grande liberté est laissée aux avocats. Quand on écrit à partir de son métier, il y a cependant des règles de confidentialité, le secret professionnel. Mais la question ne se pose pas dans son livre puisqu’il a choisi de parler d’un procureur. Il est un avocat qui écrit sur un procureur. L’exercice répondait à des questions qu’il se posait sur cette dualité qui peut exister, il s’interrogeait en tant qu’avocat sur l’humain en réalité qui se pose en tant qu’adversaire à l’audience dans la figure du procureur (d’autant que parfois certaines manières de s’exprimer, certaines attitudes peuvent trahir certaines idéologies). Le parti pris du livre c’est de montrer que certains êtres « peuvent paraître avec leur robe des hommes parfaitement honorables et au fond être des gens totalement dégueulasses » et qu’ils utilisent l’institution judiciaire à des fins personnelles ou politiques. Depuis 30 ans en tant qu’avocat il voit le pouvoir de la justice sur les gens. Il cherche à montrer dans son livre jusqu’où un système comme le nôtre qui est doté d’un fort pouvoir peut aller quand il commence à dérailler.
La genèse de leurs romans
Pour Brume rouge Nicolas Feuz a toujours été interpellé par l’attitude totalement relâchée des gens sur les réseaux sociaux- notamment sur la question climatique, par exemple après les interventions de Greta Thunberg. Les réseaux sont devenus des zones de non droits où les gens se lâchent sans limite. Il voulait donc reprendre l’idée de ces réactions extrêmes sur la toile. A partir de là il a construit un serial killer climato-sceptique très agacé par Greta Thunberg qui décide d’éliminer toutes les jeunes filles s’appelant Greta.
La genèse du livre de Vincent Courcelle-Labrousse se situe dans le prisme politique de la justice française qui l’intéresse autant que l’histoire de la justice. Son livre porte sur la peine de mort et sur un juge à qui on a demandé d’appliquer des peines de mort pour répondre à un désir des français à l’époque et donc à un désir politique. Il rappelle qu’un bon nombre de magistrats ayant prêté serment à Pétain ont quitté la magistrature seulement dans les années 80. Une situation qui l’a toujours interrogé. Ce qui interpelle évidemment sur la manière de traiter les gens dans le système judiciaire. Journiac , petit procureur discret, va être repéré et propulsé pour requérir la peine de mort dans des affaires criminelles dans une forme d’ingérence du pouvoir politique.
Le rattachement au réel
Vincent Courcelle-Labrousse joue avec la Grande Histoire, la vraie, avec un rattachement au réel et une trame juridique extrêmement précise (évidemment facilitée par son expérience). Le polar judiciaire est surtout américain (car le système français n’est pas “super sexy”), toute l’instruction va se faire à l’audience donc beaucoup plus passionnante. Lui est souvent consulté par des réalisateurs pour coller à la réalité. Cependant la fidélité à la procédure ne doit pas devenir un carcan pour l’intrigue romanesque, donc quelques libertés sont possibles
Nicolas Feuz travaille lui aussi sur la réalité du métier, sur les procédures judiciaires. Mais il prend des libertés dans la trame fictionnelle. Comme Vincent, il pense qu’ il faut éviter ce piège de trop décrire la profession pour éviter de perdre ou d’ ennuyer le lecteur. La lecture doit rester récréative et non soporifique car trop technique.
Le rythme de leurs récits
Nicolas Feuz débute son récit par le meurtre d’un bébé. C’est un roman assez court, car en tant que lecteur il n’aime pas les pavés. Des chapitres courts qui rejoignent la tendance des séries Netflix privilégiant le rythme.
Vincent Courcelle-Labrousse prend davantage son temps pour faire entrer le lecteur dans l’histoire. C’est son premier roman. Il est parti un peu l’aveugle, savait seulement à peu près comment se terminerait son histoire, mais n’avait pas de plan. Le rythme est la base du roman noir. Mais sa mise en place ici est plus longue car le récit joue sur plusieurs époques avec des flash-back. Et puis il aime la lenteur, aime passer du temps sur les personnages, sans oublier de donner du rythme.
Leurs influences littéraires
Nicolas Feuz réussit à lire surtout pendant les vacances. Il n’arrive pas à lire quand il est en période d’écriture. A l’origine, il lisait beaucoup des thrillers et polars américains et nordiques. A présent il s’intéresse au polar français (Minier, Thilliez, Norek, Tackian…)
Vincent Courcelle-Labrousse démarre à 17 ans avec les lectures de Manchette, Fajardie, le polar politico-social. Il lit aussi beaucoup de littérature, pas seulement policière. Il a toujours une dizaine de livres en cours (histoire, anthropologie…) et peut lire et écrire en même temps. Son grand maître est Leonardo Sciascia, qui a écrit La chouette un polar assez politique.
La dualité des personnages
Nicolas Feuz estime qu’il n’y a pas de méchant absolu. Il cherche toujours l’humanité de ses personnages, même chez un serial killer. Il écrit toujours avant l’écriture un scénario très détaillé et ainsi il y a peu de place à l’évolution psychologique de ses personnages.
Vincent Courcelle-Labrousse a créé un personnage qui a une fêlure liée à l’enfance. La question se porte sur le choix qu’il va faire, sur l’incertitude liée à ce choix. Et donc la psychologie du personnage se construit progressivement dans le roman et évolue dans le temps de l’écriture.
Deux hommes de justice, deux expériences , deux manières d’écrire, et ainsi deux angles différents pour faire entrer la justice en littérature.
A voir: le replay de la rencontre sur la chaîne YouTube
A lire: une chronique sur Brume rouge, une chronique sur Vivement la guerre qu’on se tue




