Rencontre avec Anne Berest

par | 29 octobre 2021 | 0 commentaires

Par @eva_tuvastabimerlesyeux 

Le 28/10/2021, VLEEL a reçu Anne Berest pour son très beau livre « La Carte Postale » chez Grasset.

En 2003, dans le chaos d’un week-end très enneigé, la mère d’Anne Berest, Lélia, a reçu une carte postale représentant l’Opéra Garnier et portant quatre prénoms : Ephraïm, Emma, Noémie, Jacques, ceux de ses grands-parents, tante et oncle maternels, assassinés pendant la guerre. La carte postale est anonyme, donc effrayante, mais elle tombe dans l’oubli…jusqu’à ce qu’une dizaine d’années plus tard, un incident se produise à l’école de la fille d’Anne Berest. L’autrice se souvient alors de cette mystérieuse carte postale, et débute une enquête avec sa mère pour savoir qui l’a écrite. Elle évoque le silence de toute une génération qui a été confrontée à la Seconde Guerre Mondiale, léguant à la génération d’après des questions, des traumatismes (Myriam, sa grand-mère, n’a par exemple plus jamais prononcé le mot « juif ») jusqu’à ce que ce silence devienne si grand qu’il constitue une forme que l’on finit par voir, et à laquelle on doit se confronter.

Anne Berest est romancière, pas historienne, mais elle a effectué des recherches pour ce livre, notamment sur le retour des déportés au Lutétia et sur le camp français de Pithiviers, et a choisi d’écrire sur ses découvertes, ses surprises, ses émotions dans une démarche de partage avec le lecteur. Ces sujets étant importants, elle voulait faire preuve de rigueur et éviter toute erreur, et a demandé à un historien de tout relire.

Si « roman » est indiqué sur l’ouvrage, elle le voit plutôt comme un « roman vrai ». En effet, Anne Berest a inventé des dialogues, imaginé des personnes qu’elle n’a pas connues, mais les faits évoqués sont réels, vérifiés, et l’enquête qu’elle raconte a vraiment été menée – elle s’est véritablement adressée à Duluc Détective, à un graphologue nommé Jesus… Pour rendre la lecture plus fluide, elle a simplement condensé quatre ans d’enquête en quelques mois.
Anne Berest n’avait à l’origine pas du tout en tête d’écrire un livre, …

Anne Berest n’avait à l’origine pas du tout en tête d’écrire un livre, elle « vivait juste sa vie », en menant l’enquête avec sa mère, en s’occupant du problème rencontré à l’école par sa fille. En effet, elle ne savait absolument pas si elle allait un jour identifier l’auteur anonyme de la carte postale. C’est une fois l’enquête résolue qu’elle a commencé à écrire, sur l’époque contemporaine – la quête menée avec sa mère – qu’elle a ensuite complétée avec le « passé », la vie de ses ancêtres. La construction du livre est donc différente du processus d’écriture puisqu’il s’ouvre sur la réception de la carte postale, puis évoque l’histoire familiale, pour finir par l’enquête. Une première version du livre s’attachait surtout aux personnages féminins : à la suite d’une remarque qu’on lui a faite à ce sujet, Anne Berest a réécrit le texte « en faisant monter les personnages masculins », en travaillant par exemple sur la langue yiddish pour faire parler le personnage de Nachman. Sa quête identitaire, évoquée dans le livre, a commencé il y a une dizaine d’années, à la naissance de sa fille : écrire ce texte l’a obligée à mettre des mots sur ce qu’elle ressentait par rapport à sa judéité.
L’autrice s’est longtemps sentie impressionnée par son sujet : comment passer après les témoins directs ? Plusieurs déclics l’ont convaincue de se lancer : la mort de Simone Veil, puis celle de Claude Lanzmann, et de Marceline Loridan-Ivens, ainsi qu’une phrase d’Elie Wiesel sur la nécessité que les générations d’après et les romanciers s’emparent du sujet. Anne Berest ne s’est néanmoins pas autorisée à faire de la littérature, et a adopté un style froid pour écrire ce livre, même si elle ne s’interdit pas de produire un texte plus littéraire pour un prochain ouvrage.

Sa mère, Lélia, est au cœur de ce livre. La démarche a réellement commencé avec les travaux de recherche de celle-ci il y a vingt ans, mais aussi avec les travaux d’écriture de Myriam, les manuscrits de Noémie (dont Anne Berest ignorait à l’époque qu’elle était écrivain) : l’autrice se voit comme le réceptacle de ce matériau, le « passeur ». Toutes les cinquante pages, elle donnait le texte à lire à sa mère, pour avoir son avis mais également pour l’habituer à devenir un personnage de roman. Sa sœur, Claire Berest, est aussi écrivain, elles ont écrit à quatre mains (« Gabriële ») et se font beaucoup lire leurs manuscrits en cours d’écriture : Anne souhaitait que les mots de Claire soient présents dans le livre, et y a incorporé des échanges de lettres entre les deux sœurs.
La transmission est essentielle dans sa démarche, que ce soit une vigilance par rapport à l’antisémitisme, mais aussi la volonté de mettre en valeur la beauté des choses, la lumière dans l’obscurité : une transmission à ses deux filles, mais également une transmission en milieu scolaire. Son livre étant sélectionné pour les prix littéraires des Lycéens (Goncourt, Renaudot, Fémina), elle va consacrer le mois de Novembre à des rencontres avec le jeune public.

Anne Berest a reçu plusieurs propositions très intéressantes d’adaptation cinématographique de son livre mais c’est un livre qu’elle juge trop personnel, trop intime, pour voir des acteurs l’interpréter à l’écran. Elle est d’ailleurs également scénariste (notamment de la série « Mytho » diffusée sur Arte) et elle aime beaucoup alterner écriture de livres et de scénarios : quand on écrit un scénario, il faut toujours se demander si cela rentre dans le budget, et elle apprécie le jeu intellectuel de gérer ces contraintes car en parallèle, elle jouit d’une grande liberté quand elle écrit un roman.

Son nouveau projet reste dans la même mouvance que « La Carte Postale » puisqu’il s’agit d’un film de Raoul Peck (qui a réalisé « Im not your negro » sur James Baldwin) sur la question de la spoliation des biens juifs pendant la Seconde Guerre Mondiale…
Un magnifique VLEEL qui restera gravé dans nos mémoires !

A LIRE: deux chroniques sur le roman d’Anne Berest, ici et ici

A VOIR: le replay de la rencontre avec Anne Berest